Des risques de ne pas comprendre les intérêts de l’autre partie

Les Etats-Unis avaient un Président (Obama) qui a suivi les cours du Programme de Négociation de Harvard; ils ont aujourd’hui un Président qui a signé un ouvrage sur la négociation, The Art of the Deal. Loin de moi l’idée d’en faire la promotion (du livre et de son auteur mais cela témoigne néanmoins de l’intérêt de la négociation dans les hautes fonctions, notamment politiques, outre-Atlantique (dont on pourrait s’inspirer en Europe).

M. Trump nous a gratifié, ces dernières semaines, de pratiques intéressantes de négociation, du fait, à mon sens, d’une vision réductrice de la notion d’intérêt en négociation. Lorsque nous parlons d’intérêts, nous parlons des motivations, besoins, préoccupations, valeurs qui sous-tendent une position en négociation. Selon Fisher et Ury, les pères du Harvard Negotiation Project, c’est en amenant la négociation sur le terrain des intérêts que l’on crée de la valeur, qu’on fait du “gagnant-gagnant”, que l’on peut construire sur la relation et le fond en même temps.

Trump a tendance à voir les négociations comme portant sur un intérêt unique. Le commerce: une question de balance commerciale (si elle est défavorable, taxons les importations). L’OTAN: une question de participation financière des différents États (s’ils ne dépensent pas 2% de leur PIB, jetons leurs dirigeants en pâture médiatique). La Corée du Nord: une question de prolifération nucléaire.

Et si ce n’était pas si simple?

Revenons sur le sommet de Singapour entre Kim et Trump. Qu’était venu chercher le leader Nord-Coréen? A mon sens, un renforcement de son pouvoir en interne et une image de respectabilité sur la scène internationale. Tout cela, il l’a eu, sans doute plus qu’il n’en espérait: une poignée de main devant autant de drapeaux des deux pays, un salut militaire de Trump à ses généraux, l’engagement de cesser les manœuvres communes avec la Corée du Sud. Qu’à eu Trump en échange? Une vague promesse de démantèlement des sites d’enrichissement nucléaire, qui n’aura sans doute jamais lieu. Petit clin d’œil: Trump a depuis envoyé son Secrétaire d’État Mike Pompeo à Pyongyang, pour ne pas y être reçu par Kim, trop occupé par ailleurs.

Le voyage au Royaume-Uni. Que cherchait Theresa May? Un renforcement de sa position en interne (alors qu’elle fait face à la fronde des partisans d’un Brexit dur) et face à l’Union Européenne. Elle n’a rien eu de cela; Trump lui a donné du “Y a un frondeur qui ferait  un bon Premier Ministre” et du “si pas de Brexit total, pas d’accord de libre échange avec les USA”. Bref, faute de chercher à comprendre son interlocuteur, on le dessert, et on se dessert au passage. Je passe sur la photo avachie sur le fauteuil de Churchill, ou le non-respect du protocole avec la Reine, autant de faux pas qui ont renforcé son image détestable outre-Manche.

Et puis finalement Helsinki et la rencontre avec Poutine. Là, les intérêts de Poutine étaient similaires à ceux de Kim: gagner en respectabilité (notamment après l’annexion de la Crimée) et être blanchi de l’accusation d’intrusion dans le processus électoral américain. Et encore un Jackpot pour l’interlocuteur de Trump. La conférence de presse de fin de sommet témoigne d’un Poutine qui n’hésite pas à enfoncer Trump, et d’un Trump faisant des courbettes à son interlocuteur. Alors peut-être a-t-il obtenu ce qu’il voulait sur le fond, mais c’est Poutine qui en ressort grandi, et Trump en danger comme jamais sur le plan intérieur.

Nous ne le répéterons jamais assez: avant d’entrer en négociation, il faut faire l’effort de tenter de comprendre les intérêts de l’autre partie (sans parler des intérêts qu’on est chargés soi-même de défendre). Cela doit amener à des questionnements pour valider ces intérêts, soit par un travail préparatoire, soit par un échange en interne et en cours de négociation. Faute de cela, on risque de donner à l’autre tout ce qu’il venait chercher, voire bien plus, et de le payer bien plus cher qu’on aurait pu. Bref, à ne pas s’interroger sur les intérêts en présence, on doit se préparer à rentrer bredouille, ou, pire, andouille!

La connexité entre intelligence collective et négociation

Nous avons la chance, Ayça et Adrian, de travailler sur des sujets différents: la négociation, le conflit, la médiation, l’intelligence collective, l’interculturel et le savoir-être en organisation. Cependant, à force d’échanger entre nous et dans nos réseaux respectifs, à force aussi, de faire bibliothèque commune, une évidence est apparue: ce que nous enseignons, ce que nous pratiquons est totalement lié.

Lorsque l’on parle de négociation, beaucoup entendent activité commerciale (vente ou achat). Or, la négociation, telle que nous la promouvons, est avant tout une compétence managériale, à spectre extrêmement large: gestion des ressources humaines et relations sociales, gestion des équipes et des projets, influence en interne, etc. En d’autres termes, une méthode de prise de décision, lorsque le pouvoir est ou doit être partagé.

Dans toutes nos activités, nous aidons les personnes à travailler ensemble, par des relations apaisées visant la prise des meilleures décisions possibles. Lorsque la décision implique des personnes extérieures, voire “opposées”, on parlera de négociation, voire de gestion des conflits si la situation est chargée émotionnellement. Au contraire, lorsque cette décision implique des personnes d’un même groupe, on parlera de cohésion, d’intelligence collective, voire, en cas de forte diversité, de gestion de l’interculturel. Et de la même façon qu’il faut replacer la négociation parmi les différents modes de prise de décision (concertation, médiation, etc.), l’intelligence collective peut exister en tant que mode de prise de décision, ou méthode d’assistance à la décision (la décision du manager s’enrichissant de l’émulsion collective de ses équipes, sans que le pouvoir ne soit partagé).

Dans tous les cas, nous travaillons sur le savoir-être, à la fois sur notre propre diagnostic (qui sommes nous? que voulons-nous? qu’est ce qui nous motive?), notre capacité à comprendre l’autre (via l’écoute empathique notamment) et la situation à laquelle nous faisons face (le contexte). Nous travaillons sur l’efficacité de la communication, afin de développer la capacité des autres à nous comprendre. Il s’agit toujours de travailler sur ce qui fonde la collaboration, et ce qui y fait obstacle: le conflit, les stéréotypes et autres préjugés, la méconnaissance de l’autre (et donc l’absence de confiance), etc., pour arriver à des décisions créatrices de valeur, voire créatives, et acceptables par le plus grand nombre.

Les outils de l’intelligence collective peuvent clairement aider les parties à une négociation à trouver une solution tant engageante que créatrice de valeur.  En tant que médiateur, Adrian tente d’y recourir dès que possible. A l’inverse, l’intelligence collective peut s’enrichir de la négociation: en effet, une fois un consensus construit, le transformer en réalité peut nécessiter de petites et de grandes négociations, tant parmi les participants (qui fait quoi?) qu’envers les tiers absents (notamment la hiérarchie).

Les points de contact sont nombreux; or, à notre sens, les réflexions restent encore embryonnaires.

The value of a deal in today’s politics

Am I the only one to worry about the fact that elected officials seem to care less and less about the value of existing deals?

We have had Trump (on team USA) simply ripping up the nuclear deal with Iran and the Paris Climate accord. We have seen team UK wanting to “negotiate anew the relationship” with the EU in a self-imposed Brexit move (followed by politicians in most EU countries running on similar platforms). Today, Columbia has a new President elected on the promise to renegotiate the peace treaty with the FARCs, that they deem too generous with the ex-rebels. Last week, the G7 countries bend over to reach a common communique that would suit the USA, who did not wait hours before shredding it into pieces.

A significant part of our social relationships are based on contracts, that we expect both parties to implement willingly. Negotiating is not only a good relationship at the table, and a signature at the bottom of a document. A deal has to last. Landlords expect tenants to pay rent until they leave the premises. We expect our insurance companies to help us when we need it the most, even years after contracting the policy. Etc. This list goes on almost indefinitely.

Culturally, we need not give way to people who want to renegotiate, simply because a deal does not work for them. Hear me correctly, there may be good reasons to renegotiate existing deals, and there usually are mechanisms in place for this. But a new CEO, or a new President, that would simply consider deals signed by his predecessors (or himself of the past) as void cannot be enough.

I think it is important to change the discourse. Yes, we may want to renegotiate deals, but we should express this without entirely disqualifying past deals (and their signatories). Otherwise, trust will decline rapidly. We may also need leaders that are above all good negotiators, with the ability to balance short-term (read: electoral) with long-term objectives. The less powerful the common rules, the more the personality of our leaders will count.

Otherwise, we will see more and more of what happened last week between Donald Trump and Kim Jung-un: the signature of an agreement on very vague terms, with no guarantees, nor safeguards offered by either party, with little chance of being implemented at all (remember: North Korea, over decades, has a history of not respecting international agreements – will they start now?).

Etude sur le développement de la médiation judiciaire

J’ai longtemps dit qu’il fallait plus d’études sur la médiation, pour comprendre les mécanismes de son développement. En voici donc une qui apporte une solide pierre à cet édifice (lien vers l’étude : vous y trouverez le document complet – 165 pages – et une synthèse de moins de 10 pages) . L’étude a été réalisée par Adrien Bascoulergue, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, Philippe Charrier et Gérald Foliot entre 2015 et septembre 2017, dans trois ressorts de cours d’Appel (Lyon, Pau et Paris).

En complément, un article de Dalloz-Actualité s’y réfère et offre sa propre analyse (ici). On y apprend qu’en 2017, le Ministère de la Justice ne comptabilisait que 759 envois en médiation, hors justice familiale. Ce chiffre, que je trouve extrêmement bas, offre une perspective intéressante sur ce qui suit.

Pour développer la médiation judiciaire, l’étude sus-citée offre des prescriptions, réparties en cinq groupes:

  1. Le développement d’une réelle culture de la médiation auprès de ses prescripteurs naturels, avocats et magistrats, par des formations dédiées, différentes de la formation des médiateurs eux-mêmes. Les auteurs parlent d’une “pédagogie de la médiation” à développer à l’ENM et dans les cursus de droit, en Master 1 (afin de toucher un maximum de monde). Les magistrats interrogés, comme les avocats, veulent pouvoir “toucher du doigt” ce qu’est une médiation, afin de savoir comment la prescrire.
  2. L’institutionnalisation de l’animation des projets médiation autour de personnels dédiés (magistrat référent pour le ressort entier de la Cour d’Appel, personnels locaux, notamment au sein des greffes). L’étude pointe le fait que beaucoup d’actions en faveur de la médiation ne sont aujourd’hui que des “expérimentations”, et donc en manque de pérennité (surtout en cas de mutation ou de départ en retraite des personnes concernées).
  3. La mise en place d’un suivi statistique commun aux différentes juridictions, non pas pour fixer des objectifs, mais pour étalonner les  dispositifs existants et leur permettre d’échanger entre eux.  Concernant les indicateurs, il s’agit  d’aller au-delà du nombre de médiations et du taux de succès.
  4. L’organisation de la profession de médiateur, par l’harmonisation des formations et le rapprochement entre ses différentes instances. La confusion autour du concept de “médiateur professionnel” dont ce serait une activité annexe, mal définie (voire sujette à une confusion de postures), génère un flou qui fait obstacle à la confiance qui doit régner pour que la médiation soit prescrite.
  5. L’intégration dans le cadre réglementaire des pratiques jugées efficaces, telles que les réunions obligatoires d’information et les audiences de prescription directe de la médiation.

Une petite analyse personnelle, qui, je l’espère, suscitera débat.

Cette étude a pour moi l’intérêt principal d’apporter des données empiriques au soutien de pistes de développement de la médiation qui, pour la plupart, ne me semblent pas novatrices, notamment la nécessité d’offrir, côté médiateurs, des interlocuteurs crédibles aux prescripteurs, et de diffuser l’information sur la médiation au plus grand nombre (afin de créer une culture de la médiation), via différents canaux (formation continue des magistrats et avocats, sensibilisation en fac de droit). Nos amis canadiens s’arrachent les cheveux lorsqu’on leur dit, qu’en France, on en est toujours à la diffusion de l’information, mais le constat est là…

Là où l’étude contribue réellement, c’est lorsqu’elle sous-entend que l’institution judiciaire semble prête, par endroits, à dépasser le stade de l’expérimentation, pour passer à la structuration des dispositifs de médiation. Cela nécessite, selon ses auteurs, des éléments relativement simples, à savoir une plus grande coordination inter et intra-tribunaux, la mobilisation de ressources dédiées, des efforts de formation des acteurs du système et la mise en place d’indicateurs de suivi de l’activité.

Rien dans l’étude ne me semble infaisable, ni même compliqué, à partir du moment où les médiateurs ont un discours audible, et donc structuré, sur leur activité, leur place dans les dispositifs de médiation judiciaire et l’intérêt de ceux-ci pour l’institution judiciaire. Là, mon expérience me dit que ce n’est pas gagné…

En bref, j’ai apprécié la lecture de cette étude, ni trop optimiste, ni défaitiste quant au développement de la médiation judiciaire dans des ressorts de cours d’appel particulièrement avancés dans le domaine (l’étude n’est pas représentative de tout le territoire français). Il reste beaucoup à faire, notamment pour projeter les acteurs du système (magistrats et avocats) dans une vision plus inclusive de la médiation dans leurs activités.

Du mauvais usage de la menace en négociation

Il est rarement recommandé d’utiliser la menace en négociation, même si parfois, (1) cela peut, à titre personnel, être tentant et (2) il faut faire prendre conscience à l’autre partie des conséquences de l’absence d’accord. L’actualité de ces derniers jours du conflit social chez Air France nous a apporté de beaux exemples d’utilisations critiquables de la menace en négociation.

Pour ceux qui auraient hiberné ces dernières semaines, un petit rappel du contexte : les pilotes d’Air France ont lancé un mouvement social visant une revalorisation des salaires : ils demandent à profiter des fruits des bons résultats enregistrés récemment par la compagnie, après des années de gel des rémunérations. Il leur a été opposé leurs salaires déjà élevés (par rapport à la concurrence, et au reste des salariés français), la nécessité de réinvestir les profits dans un environnement ultra-concurrentiel (les concurrents directs, IAG et Lufthansa, enregistrant des résultats bien plus positifs qu’Air France-KLM et EasyJet grignotant ses parts de marchés sur le marché européen). La société a subi de nombreux jours de grève, entraînant des pertes directes chiffrées à près de 300 millions d’euros à ce jour.

Les relations entre les parties sont exécrables et les négociations sont bloquées, faute de rapprochement entre elles : alors que les pilotes demandent 5,1% d’augmentation générale immédiate, l’ultime proposition de la direction est, quant à elle, de 2% immédiatement, puis 5% étalé entre 2019 et 2021.

1. Le pari doublement perdant du PDG

Pressentant un décalage entre des syndicats jusqu’au-boutistes et le personnel (comme on a pu l’observer dans d’autres conflits sociaux récemment, notamment autour du travail dominical), la direction a joué un va-tout en soumettant sa proposition au vote du personnel. Là, ce qui semble être une erreur grossière a eu lieu : le PDG d’Air France a menacé de démissionner en cas de résultat négatif. Malgré l’exemple du referendum de 1969, au cours duquel le Général de Gaulle a mis son mandat dans la balance, pour démissionner à la suite de la victoire du « non », Jean-Marc Janaillac a enregistré 55,4% de votes négatifs pour 80% de participation et démissionnera lors du Conseil d’Administration de la semaine prochaine.

Menacer de quitter ses fonctions en cas de résultat négatif d’une consultation conduit nécessairement à en changer la question. Ainsi, le vote négatif doit être interprété au moins autant comme un désaveu du dirigeant que comme un rejet des propositions salariales. M. Janaillac aurait pu démissionner à la suite du « non » du personnel, sans l’annoncer a priori : au moins le message envoyé par le personnel aurait été plus clair. Là, Air France n’a plus de pilote, mais n’est guère plus avancé dans ses discussions salariales.

2. Le grain de sel du gouvernement

Un deuxième épisode de menaces a eu lieu immédiatement après, avec la sortie de Bruno Le Maire, Ministre de l’économie, prédisant un avenir terne à la compagnie si les personnels ne se montraient pas raisonnables. En bref, « la survie d’Air France est en jeu ». On ne peut pas faire plus clair.

Cette menace (difficile de la qualifier autrement) repose cependant sur une lecture de la situation d’Air France qui, juste ou non, n’est manifestement pas partagée par les personnels. Cela, on le retrouve souvent en négociation de conflit : « si c’est comme ça, RDV au tribunal, je suis sûr de gagner ! » La crédibilité de la menace repose sur l’objectivité du point de vue de son auteur, celle-ci étant généralement largement surestimée. A cette pratique, on oppose généralement le besoin d’établir un diagnostic commun avant de prendre des positions en négociation.

Ces menaces n’ont mené à rien, les négociations en étant toujours au même point, de potentiels dommages relationnels additionnels en sus. Les discussions sont même arrêtées (et le mouvement social suspendu) jusqu’à l’arrivée d’un nouveau capitaine dans l’équipe d’Air France (les syndicats ont demandé la reprise des discussions, la direction leur demande d’attendre l’arrivée d’un nouveau patron). Bref, à jouer les gros bras, on n’est (au mieux) guère plus avancés…

Publication d’un ouvrage clé sur la négociation

C’est avec fierté que nous vous annonçons la parution du Negotiator’s Desk Reference, nouvel ouvrage de référence sur la négociation. Ce pavé de 1.500 pages contient 101 contributions d’auteurs prestigieux – et moins prestigieux – sur le sujet. Parmi ces derniers, Adrian a contribué à deux chapitres :

  • Un sur les trois dimensions de la négociation – et l’état d’esprit du négociateur (dans le Tome 1, avec Julien Ohana, associé-fondateur du cabinet Alternego)
  • Un sur l’organisation négociante (dans le Tome 2, avec Andrea Caputo, enseignant à l’école de commerce de l’université de Lincoln, au Royaume-Uni)

Cela représente, pour les deux éditeurs, Christopher Honeyman et Andrea Schneider, deux années de travail à temps plein, et l’apothéose des 12 années du projet “Canon of Negotiation”.

L’ouvrage est disponible chez Amazon et, pour ceux qui en ont le courage, une très saine lecture. L’ouvrage, écrit principalement par des praticiens, est très complet, fourmille d’anecdotes sur des sujets hyper variés. Ayant juste reçu ma copie, je me régale!

Du “perdant perdant” en négociation ordinaire

Hier, retour de vacances, atterrissage à l’aéroport de Nice, qui se trouve aux portes de la ville. Famille de trois chargés de bagages, nous optons pour un taxi. Distance à parcourir: à peu près 7 km, soit l’équivalent d’un trajet pour la gare ou le port de Nice. A l’arrivée, au compteur 18 euros, plus 20 euros de supplément, soit 38 euros.

N’étant pas d’humeur à payer plus de 5 euros du km, le négociateur Adrian entre en jeu. Demande de précisions sur le supplément. Le chauffeur annonce un supplément de 5 euros pour la prise en charge à l’aéroport et le reste pour les trois bagages (affiché sur le dos de son appui-tête: 2 euros par bagage, rien sur l’aéroport). Sentant qu’il ne l’emportera pas, il propose alors 30 euros en tout. Le client accepte et demande une fiche. Sur la fiche, est cochée trois fois le bagage, rien sur l’aéroport (pas même une case prévue à cet effet). Vague insinuation de malhonnêteté de la part du client fatigué. Déroulé des arguments fallacieux.

En 1, “à trente euros, Monsieur, je ne m’en sors pas, j’ai attendu trois heures pour cette course” (désolé de n’habiter ni Monaco, ni Saint Tropez).

En 2, “puisque Monsieur est à 10 euros près…”

En 3, “je vous conseille, la prochaine fois, de prendre un Uber” – sans les bagages, on aurait pris le bus, comme on le fait lorsqu’on part ou rentre à des heures bien desservies par les transports publics.

Résultat des courses: malgré un ton toujours courtois et aucun éclat de voix, de quelque côté que ce soit, un client qui se sent spolié et un chauffeur malheureux de faire une mauvaise journée. Donc une négociation perdant-perdant.

Quelques réflexions personnelles.

  1. L’argument de culpabilisation #1 ne tient pas. En factorisant les supposées trois heures d’attente, le chauffeur ne s’en sort ni à 30, ni à 40 euros. Les taxis peuvent facilement évaluer leur temps d’attente et ont le choix entre la maraude, l’attente devant les hôtels et la discussion avec les collègues devant l’aéroport. Conseil #1: comme le disent les juristes, “ne pas arguer de ses propres turpitudes” (si c’est A qui fait un choix, c’est à A de l’assumer, pas à B).
  2. La culpabilisation du client marcherait mieux si le taxi roulait en vieille Peugeot plutôt qu’en rutilante Mercedes dernière génération. Conseil #2: maîtriser son image (ainsi, le commercial en belle voiture et belle montre va-t-il vous faire pleurer parce que vous lui faites rater son bonus de fin d’année? Allez-vous avoir tendance à accepter la demande d’augmentation de votre salarié qui rentre bronzé d’une semaine au Club Med?)
  3. Personnellement, nous avons toujours résisté aux sirènes d’Uber mais faut tout de même pas abuser. Conseil #3: tendre son alternative à l’autre, c’est se préparer à ce qu’il la saisisse (lorsqu’on profère une menace ou un ultimatum, l’autre peut avoir la tendance à la prendre, ne serait-ce que par jeu).

Pour moi, le client, ce n’était pas qu’une question d’argent, mais bien une question de principe. Comme beaucoup, je n’aime pas me sentir volé. Cela peut entraîner un retour immédiat violent, ou un phénomène de retrait sur le long terme (ou les deux). Pour moi, lui laisser les huit euros m’aurait rendu tout aussi fâché contre lui (et par la même occasion, ses congénères innocents) mais surtout je m’en serais voulu à moi-même.

Lorsque j’ai demandé une fiche, il s’est senti menacé. Allais-je le dénoncer? Il m’a demandé si c’était pour ma société (alors que je rentrais avec femme et enfant), je lui ai dit oui, ce qui était un mensonge éhonté (c’était en fait pour vérifier la liste des suppléments possibles). S’il s’est senti menacé, tant mieux mais ce n’était pas là, sur le coup, mon intention (le fossé entre intention et impact peut apparaître plus vite qu’on le perçoit).

Maintenant, avec le temps, je fais preuve d’empathie. Et si tout cela était un effort organisé pour pousser les habitants des communes limitrophes de l’aéroport à se détourner des taxis, et leur permettre de maximiser la probabilité d’avoir une course lucrative, qui justifie le temps d’attente? C’est plus simple que de réorganiser la profession pour éviter les attentes inutiles à l’aéroport et maximiser le service rendu à la population; ou faire du lobbying pour obtenir des tarifs réglementés plus intéressants.

Bref, sans rancune Monsieur le chauffeur de taxi, je ne vous dénoncerai pas, mais je ferai tout pour que vous ne me revoyiez pas non plus.

Point de vue d’enseignants sur la “polémique Wauquiez”

C’est officiel: Laurent Wauquiez, leader du parti les Républicains, est un collègue. Comme nous, il est vacataire d’enseignement en école de commerce. Si nos cours portent sur les Soft Skills, la négociation et la gestion des conflits, le sien s’intitule “Grands enjeux de société et de géopolitique”.

Loin de nous l’idée de nous exprimer sur le fond de ses propos, si ce n’est pour dire que la machine médiatique a tourné à fond, faute sans doute de réel sujet d’actualité à se mettre sous la dent en ce moment (sarcasme OFF). En d’autres termes, il n’y a pas autant matière à polémiquer que l’on voudrait nous le faire croire…

Il n’en reste pas moins que cette histoire soulève pour nous trois points d’intérêt.

  1. Comment justifier que les propos tenus par un enseignant, devant sa salle de classe (vs. en privé avec un étudiant ou deux) soient considérés comme des conversations privées? Pour avoir eu vent de poursuites disciplinaires à l’encontre d’enseignants pour des propos tenus en cours (diffamatoires envers l’institution ou portant atteinte à ses valeurs), nous avons un sérieux doute. Certes, les étudiants n’ont pas l’autorisation tacite d’enregistrer nos cours (ils devraient explicitement nous le demander) mais il peuvent relayer nos propos à l’extérieur, c’est leur droit. Ils le font notamment lorsqu’ils notent des différences entre notre discours et ce qu’ils ont entendu, d’autres professeurs, pendant d’autres cours.
  2. Ensuite, la mission de l’enseignant n’est pas d’exprimer ses opinions pour leur utilité intrinsèque mais, comme l’exprime le directeur de l’EM Lyon lui-même, il peut les utiliser pour faire réfléchir ses étudiants. Nos étudiants n’ont pas à connaître nos opinions politiques, religieuses ou sociétales. Il nous arrive de les utiliser si cela a une utilité pédagogique. Ainsi, pour expliquer l’empathie, il nous arrive de prendre un exemple (fictif ou non) d’opinion personnelle, pour expliquer aux étudiants la différence entre adhésion (“je suis d’accord avec vous”), désaccord (“je ne suis pas d’accord avec vous”) et empathie (“c’est votre opinion, je ne suis pas forcément d’accord mais je la respecte”). Même si les opinions utilisées sont polémiques, elles sont explicitement utilisées comme méthode pédagogique.
  3. Enfin, la démarche de l’école doit nous interpeller. Lorsqu’on invite un leader politique à enseigner (ce que nous opposons à une conférence telle que “les Mardis de l’ESSEC”), il ne faut pas s’étonner de voir ses idées politiques se glisser dans son enseignement. Après tout, son métier premier est de convaincre le public du bien fondé de ses idées et d’exister en tant que leader d’opinion. En d’autres termes, nous sourions lorsqu’ils s’étonnent qu’il y ait eu des dérapages. La prochaine fois, ce sera quoi? “On a invité Marine Le Pen à faire un exposé sur les phénomènes migratoires et on n’avait pas anticipé le caractère polémique de ses propos…”.

Comme quoi, enseigner est un métier et ça ne s’improvise pas!

Rendre obligatoire la négociation en école de commerce?

Je rentre à peine d’un week-end (oui, vous lisez bien) d’enseignement dans une très belle école de commerce, située à Chypre, le Cyprus International Institute of Management. Cette collaboration, qui date de plusieurs années déjà, a pris un tournant intéressant cette année, lorsque l’école a décidé de rentre mon module OBLIGATOIRE pour leurs étudiants en MBA. Les diplômés auront donc tous 14 heures où sont abordées les approches fondamentales de la négociation contractuelle et conflictuelle, avec un peu de médiation.

En matière de négociation / gestion des conflits, il y a trois type d’écoles de commerce:

  • Celles qui, comme l’IESEG en France ou CIIM à Chypre, qui ne veulent pas envoyer leurs étudiants sur le marché du travail sans au moins des bases en négociation;
  • Celles qui, comme l’ESSEC en France, ou Harvard aux USA, investissent lourdement dans des cours facultatifs en négociation, laissant à leurs étudiants le choix de saisir cette opportunité ou non;
  • D’autres (que nous ne nommerons pas) qui estiment que la négociation ne fait pas partie des disciplines fondamentales d’une formation à la gestion d’entreprise (et qui vont donc de “pas de cours” à “un cours électif par-ci par-là”).

L’enseignant que je suis ne peut évidemment pas être neutre dans une telle discussion. Pour moi, afin d’être un manager efficace, voire un bon chef d’entreprise, il faut savoir négocier, communiquer efficacement et anticiper / gérer les situations conflictuelles. Je ne dis pas que deux jours suffisent pour ce faire, mais c’est un début. On est de plus en plus jugés sur comment on atteint nos objectifs (en plus de notre performance intrinsèque), sur notre savoir-être (en plus de notre savoir-faire), sur notre capacité à fédérer (en plus de notre capacité de faire). Parallèlement, le monde professionnel est de plus en plus exigeant, alors que les gens sont de plus en plus rétifs à l’autorité imposée.

Alors que la négociation fait son chemin en tant que discipline académique, il me semble important que les écoles s’interrogent sur sa place dans tout cursus diplômant en gestion d’entreprise…

La négociation dans la fonction publique territoriale

Depuis 2008, j’interviens à l’INET, Institut National des Etudes Territoriales, la division du Centre National de la Fonction Publique Territoriale dédiée à la formation des cadres A+ des communes, intercommunalités, départements et régions.

Les élèves administrateurs, conservateurs et, depuis la semaine dernière, ingénieurs en chef, le savent bien: leur capacité à gérer les relations, à obtenir des ressources et à manager leurs équipes, autrement dit: à négocier, sera une clé du succès de leur carrière.

C’est donc avec bienveillance, exigence, parfois impatience, qu’ils accueillent le séminaire de quatre jours sur la négociation que leur offre l’INET. Ils y apportent leurs expériences de négociation, souvent de haut niveau, tant leur quotidien est fait de défis: aligner le niveau administratif et le niveau politique (ce dernier étant soumis aux cycles électoraux), accomplir toujours plus avec moins de ressources, gérer des relations sociales parfois tendues, s’adapter à un environnement mouvant et gérer le clash des cultures administratives, entre les tenants de l’autorité et les promoteurs de la concertation.

A nous de les aider en leur donnant des méthodes, des cadres conceptuels et comportementaux, en les mettant en situation, afin qu’ils apprennent quel type de négociateurs ils sont et comment s’adapter à tout interlocuteur et toute situation de négociation. Ils en ressortent, non pas avec des recettes toutes faites, mais avec une capacité d’analyse et de stratégie exacerbée, qui, nous l’espérons, en feront des acteurs d’un changement positif.

C’est un défi, mais aussi un plaisir, tant le public des hauts fonctionnaires territoriaux est fin, bienveillant, ouvert et curieux, à tel point que certains nous recommandent pour des sessions de formation au sein de leurs collectivités. Ainsi, nous formons actuellement les cadres du Conseil Régional d’Île-de-France, afin qu’ils puissent mettre en place au sein de leur administration une réelle culture de la négociation.

D’autres collectivités sont certainement en demande d’un changement culturel, managérial et d’une plus grande performance de leurs équipes dirigeantes: et si c’était par la négociation que cela passait?